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“L’empowerment fait évoluer les relations au travail vers plus de lien social et de participation ”


Titulaire d’un CAPES de Philosophie et Maître en Sorbonne, Patrick Bouvard est Rédacteur en Chef de RHinfo, le media RH d’ADP, auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages touchant à la vie d’entreprise. Enseignant, chercheur, consultant puis formateur accrédité auprès des Institutions Européennes en matière d’Argumentation et de Rédaction, il anime aujourd’hui des conférences et des formations dans le domaine des Ressources Humaines. Interview.

D’après vous, quels sont les principaux défis de la fonction Ressources Humaines ?

Patrick Bouvard. Après avoir voulu, depuis 30 ans, “remettre l’homme au cœur de l’entreprise”… On sait que cela ne marche pas. L’entreprise reste une dictature économico-financière, malgré tous les discours et les tentatives de « libération ». Il faut en prendre son parti et coopérer de la meilleure façon possible à ce qui nous permet de vivre. Ce qui ne veut pas dire que les femmes et les hommes ne puissent trouver sens à leur travail ! Pour moi, donc, il n’y a pas 15 défis RH, il n’y en a qu’un : comment mettre l’entreprise dans le cœur des femmes et des hommes qui y travaillent.

Dans votre article “Plaidoyer pour une qualité du travail dans la vie”, vous proposez une nouvelle définition de la QVT en engageant une réflexion plutôt sur la qualité du travail. D’après vous, il est important avant tout de donner du sens aux missions de chacun, de reconnaître chacun comme des individus à part entière et de renouveler le lien social en unissant les équipes. Je suppose que ces changements doivent avant tout passer par de nouvelles pratiques managériales. En tant que RRH, comment amener la direction et les managers à tendre vers ce projet ?

PB. En restaurant les fondamentaux d’un véritable management. Le management est l’établissement de règles claires et communes qui définissent les rapports et les comportements que sont censés développer des professionnels dans l’exercice de leurs activités respectives. Il établit une structure stable, capable de supporter les variations d’environnement et les adaptations organisationnelles nécessaires. Ces règles répondent à une formalisation explicite, permettant à chacun d’apprécier avec justesse sa marge de manœuvre, son pouvoir d’initiative et les limites de ses responsabilités. Établir ces règles de telle sorte qu’elles ne formalisent ni trop ni trop peu les rapports et les comportements des individus et des équipes relève d’un art, parfois fort délicat. Trop de formalisation produit un effet inhibant et une passivité ; trop peu de formalisation conduit à du flottement, de la démotivation et de l’insatisfaction. On pourrait presque dire que la problématique du management peut se réduire au fait de savoir ce qu’il faut formaliser et ce qu’il ne faut pas formaliser. l’expérience montre que les relations se structurent plus positivement lorsqu’elles prennent assise sur quelques règles reconnues par tous. Car la règle se présente comme une objectivation extérieure aux personnes, ouvrant un champ rationnel à la gestion des conflits et des tensions qui surviennent inévitablement ; à la construction d’une solidarité et d’une synergie qui seule permet aujourd’hui la performance.

Ces règles doivent-elles être co-construites avec les équipes?

PB. Pour qu’elles soient efficaces, il faut bien évidemment qu’elles soient partagées. Il y en a qui peuvent émaner directement de la direction, auquel cas il faudra faire preuve de pédagogie pour qu’elles soient entendues, comprises et acceptées. Les collaborateurs doivent aussi pouvoir en proposer et la direction devrait, dans ce cas, développer une posture d’écoute.

Dans votre article “mais où donc est le capital humain”, vous parlez du droit à la parole et présentez le désaccord comme source créatrice et énergisante pour l’entreprise. Cela m’évoque la difficulté d’oser dire et d’oser se dire dans un contexte professionnel, en particulier pour les femmes et ce, en raison de croyances limitantes intégrées par la majorité et de stéréotypes culturels qui régissent notre société.  Quelle est votre position à ce sujet ?

PB.  C’est difficile pour les hommes comme pour les femmes ! Les stéréotypes culturels semblent davantage mettre les femmes en position de soumission, et c’est très dommageable… mais il ne faut pas croire pour autant que les hommes sont libres ! Je prêche pour l’empowerment. Je viens d’ailleurs de participer à un ouvrage sur le sujet, porté par RH info. L’empowerment fait évoluer les relations au travail vers plus de lien social, plus de participation et moins de « command and control ». L’empowerment, c’est donner une priorité au point de vue des salariés, afin que ces derniers puissent donner toute leur mesure ; mais aussi acquérir le pouvoir de surmonter la subordination incapacitante dont ils font souvent l’objet, lorsqu’un management défaillant confond la subordination structurante avec la soumission tacite. L’empowerment consiste en ce que tous les acteurs de l’entreprise sachent et puissent œuvrer pour que la collaboration, la force du collectif, confère à chacun un pouvoir d’initiative, une capacité d’action et de développement de ses potentiels. Ce pouvoir « individuel » est fondé sur le triptyque confiance – autonomie – responsabilité. Ce pouvoir, dans sa nature, se déploie donc au service du collectif ; du développement d’une communauté autour d’un bien commun.

L’empowerment consiste en ce que tous les acteurs de l’entreprise sachent et puissent œuvrer pour que la collaboration, la force du collectif, confère à chacun un pouvoir d’initiative, une capacité d’action et de développement de ses potentiels.

Patrick Bouvard

Dans cet article, vous précisez aussi que le désaccord dont vous parlez n’est pas celui qui relève d’une volonté d’opposition permanente et systématique avec le corps dirigeant, puisqu’aucune entreprise ne survivrait en situation d’anarchie. Que pensez-vous des “entreprises libérées” qui permettent aux personnes de s’auto-diriger ?

PB. C’est seulement la reconnaissance unanime des règles, au sein d’une même entité, qui permet à un professionnel d’en « manager » d’autres, c’est-à-dire d’être investi d’une autorité. En l’absence de règles, au contraire, c’est l’arbitraire qui reprend ses droits ; et le dirigeant exerce son « pouvoir ». Nombreux sont ceux, d’ailleurs, qui se gardent d’établir des règles claires et communes à tous… pour garder leur pouvoir. On pourrait dire que la règle se définit comme ce qui vient imposer des devoirs au pouvoir. Comme l’écrivait Louis XIV dans ses Mémoires : « Comme il est difficile, lorsqu’on peut ce que l’on veut, de vouloir ce que l’on doit ». L’autorité d’un manager se mesure concrètement à sa capacité d’établir des règles – y compris vis-à-vis de ses supérieurs hiérarchiques – puis à les faire respecter, en s’y soumettant le premier. C’est faire d’une entité professionnelle, quelle qu’elle soit, une zone de droit. Son non-respect acte, de fait, un état de guerre. L’absence de règles explicites engendre simplement une guerre qui ne dit pas son nom ; et dont il est difficile de mesurer les effets à moyen et long terme. Mais on peut penser qu’il y a peut-être quelque chose à perdre au recul de la civilisation et au retour à la culture tribale, même et y compris avec des capacités techniques et technologiques décuplées. L’entreprise « libérée » n’échappe pas à ce risque, puisque la loi du plus fort s’impose toujours, in fine, en l’absence de règles.

Qu’entendez-vous par ce retour à la “culture tribale” ?

PB. C’est ce qui se produit lorsqu’un groupe est laissé à lui même. Des rapports de force vont se développer. Certains vont dominer, d’autres vont se soumettre. C’est une erreur de croire que l’homme est naturellement bon, la loi du plus fort revient toujours s’imposer. C’est pourquoi  je considère qu’il vaut mieux une entreprise libérante qui sort du contrôle systématique plutôt qu’une entreprise libérée. Les managers ont un rôle à jouer, ils doivent rappeler et incarner les règles de fonctionnement de l’entreprise. 

Dans vos articles, vous parlez de la franchise, de la possibilité que l’on nous offre et que l’on s’offre à dire “non”, à faire valoir notre expertise. Je suis également convaincue que cela a un impact sur la performance. Comment amener la direction à tendre vers cette posture ?

PB. Seule la nécessité économique et financière peut amener une Direction d’entreprise à évoluer. Rien d’autre. C’est donc l’air du temps, la peur des gilets jaunes internes, et l’empowerment inévitable qui les amènera à évoluer. Les jeunes générations n’ont plus envie de perdre leur vie à la gagner… et les plus anciennes commencent à développer le même désir.

Vous évoquez aussi les “ obligations de présence inintelligente et les “horaires de travail débiles, quoique politiquement corrects.” faites-vous référence au présentéisme ? Comment pouvons-nous dépasser collectivement cette habitude culturelle ?

PB. Oui ! Le présentéisme est la pire forme d’absentéisme ! C’est un fléau dans notre vieux pays féodal, où le flicage est la véritable motivation des open-spaces, en lieu et place de la créativité et de l’innovation ! Les évolutions technologiques, le développement du travail à distance et du coworking me semblent les meilleurs leviers d’évolution.

Dans votre article “la nécessité de la culture dans l’entreprise”, vous parlez du fait qu’on assiste à une déculturation générale. Les personnes n’ont pas ou ne s’autorisent pas à prendre la moindre minute dans leur journée pour développer ce que vous appelez leur “mesure intérieure”. Qu’entendez-vous par “mesure intérieure”? Comment peut-on faire pour amener de la culture dans l’entreprise ?

PB. Dans les organisations socioprofessionnelles, la « culture » n’est pas seulement la somme des connaissances et des pratiques en usage, mais une véritable aptitude à générer du sens, à produire de la valeur ajoutée. Donner sa mesure intérieure dans l’entreprise consiste à trouver l’articulation entre le projet de l’entreprise… Et notre propre projet personnel, avec le sens qu’il apporte pour servir la créativité et l’innovation que requiert le développement d’une entreprise aujourd’hui. Amener de la culture dans l’entreprise, c’est donc tout simplement mettre en œuvre le tryptique Confiance – Autonomie – Responsabilité. Le respect d’une véritable logique contractuelle.

Quels sont les livres qui vous ont le plus touché, marqué dans vos réflexions sur l’amitié, la créativité au travail, le management, les Ressources Humaines ?

PB. Pour l’amitié, je ne saurais trop recommander les ouvrages de Saint Exupéry ! « La grandeur d’un métier est peut-être avant tout d’unir les hommes (…) il n’y a qu’un luxe véritable et c’est celui des relations humaines. (…) Fais leur bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu’ils se haïssent, jette-leur du grain. » Pour le reste, il faut lire l’ouvrage de Patrick Storhaye : Le plaisir d’entreprendre : pour une entreprise humaine et innovante. Il date de 2012, mais est d’une brûlante actualité ! 

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